Rendez-vous

En octobre dernier, je me suis rappelé l’existence des Prix de la création Radio-Canada, plus spécifiquement du Prix de la nouvelle, qui invitait les personnes intéressées à soumettre un texte de fiction inédit de 2500 mots ou moins.

J’ai décidé de tenter l’aventure, à seulement quelques jours de la date de remise. Mon pari était de terminer l’histoire et de la soumettre à temps. À quelques heures de l’échéancier, le pari était relevé.

Je dois dire que ça faisait longtemps que je n’avais pas écrit de la fiction sans support visuel. Pas de thématique, pas de contrainte. Fiction inédite de 2500 mots maximum. C’est tout.

Le dévoilement des finalistes et de la personne gagnante a été fait au courant du mois d’avril. J’ai été agréablement surpris de lire que plus de 900 personnes avaient participé à cette nouvelle édition!

Pour moi, l’expérience fut à la fois exigeante et vivifiante.

Bonne lecture.

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Rendez-vous

Attendre.
Sans bouger.
Ou presque.
Se fondre dans le décor.
Contempler son verre en continuant de poireauter.

Les glaçons avaient amplement eu le temps de fondre et s’étaient mêlés au tonic. Une seule gorgée avant qu’il n’arrive, s’était dit Aryane.

Ça ne pouvait pas lui arriver deux soirs d’affilée, pensa-t-elle.

Le verre de gin tonic, maintenant agrémenté d’eau tiède, faisait meilleure figure que sa date. Lui était au rendez-vous, au moins.

Aryane s’était placée au bar. Elle faisait dos à l’entrée et profitait du reflet du carrelage de verre teinté pour épier la venue et la sortie des personnes inconnues qui se mouvaient çà et là.

L’ancienne taverne de motards reconvertie en buvette huppée attirait une clientèle quelque peu diversifiée et prétentieuse, à l’image de l’établissement. C’est le portrait qu’Aryane dressait, en se demandant si la rencontre qu’elle avait de prévue allait finir par se matérialiser.

Son regard se dirigea momentanément vers la fenêtre qui donnait sur une intersection à l’extérieur. Deux préadolescentes tout sourires traversent en improvisant quelques pas de danse spontanés. Derrière le volant d’un véhicule de livraison, un garçon qui ne paraît guère plus vieux que les pétillantes piétonnes chantonne maladroitement et avec entrain. La voiture jaune affublée de son iconique crête rouge de volaille poursuit son chemin au feu vert pour se diriger vers des ventres gourmands et affamés. Un bouvier bernois lèche goulûment une boule de crème glacée aux pistaches tombée du cornet d’un gamin en pleurs.

Des petits bonheurs éphémères, anodins, qu’on ne remarque presque plus, songea Aryane. Des moments qui seraient jugés insignifiants, périmés et ininstagrammables aux yeux de personnalités garantes de visibilité et de leurs émules.

L’arrivée de trois assoiffés au bar sortit Aryane de ses pensées, l’un d’eux accrochant son épaule au passage. Verres remplis, factures payées, le trio qui accaparait l’espace comme si Aryane n’existait pas retourne à sa table. Les trois gars loquaces semblent parler plus fort même s’ils sont maintenant plus loin.

Aryane enfile une gorgée de sa boisson peu rafraîchissante et dirige à nouveau son regard vers le mur en verre. Oscillant doucement la tête de gauche à droite, la jeune trentenaire remarque les légères distorsions dans le reflet de son visage causées par les bordures de carrés de verre turquoise. Elle cligne des yeux quelques fois puis délaisse son reflet asymétrique pour consulter son téléphone.

19 h 26. Pas de messages. Luc 33 a près d’une heure de retard.

Aryane se rend à la salle de bain et profite de l’intimité pour prendre une nouvelle petite bouchée de figues séchées infusées. Le microdosage demeurait quelque chose de relativement nouveau pour la jeune femme qui n’a jamais touché à un joint, ni même à une cigarette de sa vie. Après avoir épluché moult articles, études et conférences TED Talks sur le sujet, Aryane a passé sa première commande sur le site de la SQDC. Les algorithmes étant ce qu’ils sont, elle voyait maintenant régulièrement des publicités pour commander des champignons sur toutes ses applications.

Pour sa première expérience, Aryane a soigneusement taillé un morceau de figue infusée de l’épaisseur d’une feuille de papier. Elle constata, 140 minutes suivant l’ingestion, peu ou pas d’effets notables. Quelques jours plus tard, elle répéta l’expérience avec un morceau de taille plus adéquate puis se rendit au parc de son quartier 80 minutes plus tard. Elle observa le feuillage des arbres, les couleurs nuancées des fleurs et les oiseaux virevoltant au loin. Aryane accepta cet état contemplatif de légèreté et d’émerveillement malgré l’inconnu que généraient ces nouvelles sensations. Peu à peu, le microdosage lui permettait d’avoir quelques instants de répit, à l’abri de ses pensées intrusives et anxiogènes. Une petite bouchée de figue infusée aurait été la bienvenue le mois dernier, où Aryane avait pris un congé maladie pour se rendre en avant-midi à une boutique érotique et se procurer ses premiers jouets, loin des regards.

Avant de retourner au bar, Aryane s’observe dans le miroir non teinté de la salle de bain. Elle remarque quelque chose de différent, un petit trait foncé sur sa pommette gauche. Les effets du soleil après avoir passé une partie de l’après-midi à lire sur son balcon? Une vilaine cicatrice d’acné? Qu’importe.

De retour au bar. Aryane s’assure de garder le tabouret à droite du sien libre. Est-ce que Luc 33 va finir par arriver avant que la fin de son gin tonic ne s’évapore?

Le mur de verre annonce une silhouette à l’extérieur. Aryane se retourne et identifie ledit garçon. La célibataire se replace les cheveux rapidement, puis guette l’entrée du regard.

Un homme aux cheveux grisonnants fait son entrée et se dirige vers la table d’une dame élégamment vêtue. Un duo de filles ricaneuses et deux couples silencieux entrent quelques minutes plus tard. Toujours pas de Luc 33. Aryane regarde par la fenêtre, empoigne son sac à main et se précipite à l’extérieur.

Il s’agit bien du gars dont le nom d’usager est Luc 33. Au lieu de retrouver Aryane à l’intérieur, il demeure devant la fenêtre et continue d’embrasser grossièrement une aguicheuse légèrement vêtue. Aryane se rapproche.

« Je vous dérange pas trop j’espère? 

What the fuck, ostie. T’es qui toé?!

– Dans un univers parallèle, j’étais ton rendez-vous de 18 h 30, ici même. 

– Ben là, tu penses que les gars rappellent toutes les filles avec qui y match? T’es folle criss! »

La péronnelle blonde participe au dialogue.

« What, t’avais une date avec elle? Pis tu l’as ghost et tu m’as amenée icitte pour qu’on french dans sa face? Haha, nice! »

Les deux personnages débordant d’empathie s’éloignent de la buvette en échangeant des rires crasseux, le biceps de Luc 33 (peu importe son vrai nom) serrant la taille de la fille.

Aryane est à la fois furieuse et perplexe face à la scène absurde et abjecte qui vient de se dérouler. Elle ne sait pas quoi faire et elle est incapable de rester immobile. Aryane se met à courir à vive allure en direction du couple de l’année. Ses pas s’accélèrent et tout semble se faire sans effort. Elle les voit de dos et se rapproche à un rythme effarant. Son bras gauche est étendu et parallèle à la nuque de la fille.

D’un coup sec, Aryane agrippe la sacoche de la jeune femme et fait sursauter le couple. La coureuse maintient sa cadence effrénée et disparaît aussitôt en empruntant les ruelles avoisinantes.

Les pulsations cardiaques qui résonnent partout dans le corps. Les mollets durcis comme du granit. La vision qui tressaille. Le souffle court et chaud. Aryane s’arrête enfin.

Des petits pas. De légers étirements. Réaliser qu’on se retrouve en terrain inconnu.

Quelques carrés de trottoir plus loin, l’enseigne d’un Canadian Tire attire l’attention d’Aryane. Elle s’y dirige presque instinctivement.

Parcours des sections. Jouets, sports et loisirs. Camping. Premiers soins, santé et sécurité. Accessoires de survie.

Trouvé.

Une fois sortie du magasin, Aryane s’assure que le cran de sécurité est bien en place et lit les instructions. Elle place la cannette dans son sac main, en dessous de la petite sacoche empruntée.

Plus loin, elle aperçoit trois personnes devant une station de vélos BIXI. L’un d’eux tire sur la roue arrière alors que les deux autres travaillent sur le guidon en faisant des mouvements de haut en bas. Le bruit causé par le mécanisme métallique est persistant et remarqué par tout le monde autour. Le vélo finit par se libérer et les trois acolytes montent en selles gratuites et se mettent aussitôt à pédaler. Aryane s’approche de la station et tente de recréer le mouvement de va-et-vient avec le guidon d’un des BIXIs verrouillés. C’est maintenant à son tour de faire un vacarme avec le frottement des pièces. Le mécanisme commence à se dérégler et la roue avant est pratiquement libre. C’est pas si compliqué que ça finalement, se dit alors Aryane. Elle se place ensuite devant le BIXI suivant, ouvre l’application sur son téléphone et déverrouille le vélo en bonne et due forme.

La brise du soir de juillet qu’Aryane ressent en pédalant lui fait le plus grand bien. Dans une allée déserte, elle en profite un instant pour pédaler doucement les yeux fermés et se rafraîchir dans le silence.

Un panneau publicitaire annonce de futures constructions résidentielles. Un salon avec des meubles blancs aseptisés. Une photo tirée d’une banque d’images en ligne. Un jeune couple caucasien privilégié avec un poupon.

Maisons de ville à partir de seulement 899 900 $

Plus qu’un chez-soi, une qualité de vie irréprochable!

Faites vite, places limitées!

Aryane prend une grosse bouchée de figue infusée et escalade la structure de métal. Elle se positionne devant le couple sur la photo et sort minutieusement la cannette de son sac à main. Elle enlève le cran de sécurité, se recule et couvre son visage de l’autre main. Appuyant sur le bouton déclencheur, un premier jet est projeté sur les yeux du mari sur la photo. Le contenu irritant du répulsif à ours incommode immédiatement Aryane. Elle s’empresse de rayer les yeux de l’épouse imprimée avant de retourner sur le sol et reprendre son souffle.

Rebroussant chemin, l’environnement devient de plus en plus familier. Arrivée au viaduc, Aryane se repose un instant en regardant les jeunes et moins jeunes au skatepark. Elle voit quelque chose de quasi poétique dans leurs mouvements. Chaque saut, chaque manœuvre avec la planche semble s’exécuter au ralenti avant que les petites roues percutent le sol de ciment avec aplomb. L’éclairage cru des gros néons vient célébrer chaque technique réussie et chaque débarque douloureuse.

Plus loin le long du boulevard, Aryane se retrouve rapidement entourée de boîtes de nuit où fourmillent des filles mineures, des gars qui aiment se prendre en photo et beaucoup, beaucoup de gens dont le principal mode de communication est de se crier à tue-tête. La mauvaise musique, les enseignes aveuglantes et les échanges insipides de la foule urbaine commencent à donner le tournis à Aryane. Sur le point de prendre une rue parallèle et quitter le secteur animé, elle remarque deux personnes qui sont à quelques mètres de l’entrée d’un club.

À l’abri des regards, Luc 33 échange avec la jeune blonde récemment privée de sacoche. Aryane prend soin de coucher son BIXI tout doucement sur le trottoir et s’approche tout aussi subtilement des deux. Cachée derrière le panneau publicitaire numérique d’un abribus, elle écoute la conversation attentivement.

« Come on.

– Non.

– Viens donc chez nous, tu le sais que t’as envie.

– Non.

– Fais pas ta cheap.

– On peut tu go back au club là?!

– Enweille babe, tu vas voir tu vas aimer ça.

– Non. Arrête. Tu gosses.

Come on babe.

– Bon, moi je retourne au cl-

Luc 33 saisi le poignet de la jeune femme qui doit peser à peine plus que ces biceps.

« Tu comprends pas que quand j’veux kekchose je l’ai?

Là tu vas fermer ta gueule pis tu va-

« BAISSE-TOI! »

La jeune blonde se retourne aussitôt, parvient à libérer son poignet et a tout juste le temps de se jeter sur le trottoir avant qu’Aryane pulvérise Luc 33 à grandes doses de répulsif à ours.

L’homme aux imposants biceps chute immédiatement et se met à gémir. Aryane va rejoindre la jeune femme à l’écart, les deux ressentent les effets indésirables des jets dissipés. Encore sous le choc, la jeune blonde remercie Aryane du regard. Elle lui retourne un sourire solidaire.

Incapable d’ouvrir ses yeux irrités et larmoyants, Luc 33 continue de geindre par terre pendant de longues minutes.

Les deux femmes se regardent à nouveau et hochent la tête l’une après l’autre. Les mots semblent futiles. La présence de l’autre est tout ce qui importe.

Aryane remet la petite sacoche à sa propriétaire avant de retourner vers son BIXI. La jeune femme ouvre frénétiquement son sac. Tout le contenu est intact. Elle s’empresse de prendre son téléphone et remarque un petit extra au fond de sa sacoche. Elle jette un œil à Luc 33 qui poursuit son marathon de douleur, puis contemple la cannette de répulsif à ours laissée dans sa sacoche.

Aryane éprouve de plus en plus de difficulté à pédaler. Était-ce en raison de sa robe qui s’était imprégnée des effluves de répulsif à ours? Son microdosage qui s’est transformé en macrodosage? L’ensemble des éléments de sa soirée jusqu’ici incommensurablement inhabituelle?

Aryane abandonna le BIXI dans un parc. Elle poursuivit à pied en adoptant une démarche titubante. Les logements et commerces devenaient flous et semblaient se répéter à chaque nouveau coin de rue.

Devant une entrée de ruelle, quelques bouteilles fracassées gisaient sur le sol asphalté à travers d’autres détritus. Aryane se pencha et observa son visage réfléchi sur le verre morcelé. Elle se leva au bout de quelques instants.

Quelques pas de plus. Quelques carrés de trottoir de plus. Quelques rues de plus.

Malgré sa vision trouble, Aryane arrive à reconnaître quelque chose au loin.

Quelques carrés de trottoir de plus.

Elle se trouve devant la fenêtre de la buvette. Elle reconnaît son tabouret au bar, celui sur lequel elle était assise quelques heures plus tôt. Une jeune femme de son gabarit, vêtue d’une robe identique, est maintenant installée sur le tabouret. Son sosie discute avec deux autres femmes de son âge.

La dame au bar poursuit sa discussion avec ses deux amies avant de remarquer une tache étrange sur le mur de verre teinté. Elle se retourne et discerne une silhouette immobile à l’extérieur. Une jeune femme aux cheveux ébouriffés fixe la fenêtre. L’obscurité l’empêche d’observer son regard. L’inconnue chancelante à l’extérieur semble esquisser un sourire. La jeune femme sur le tabouret est prête à se lever pour se rapprocher de la fenêtre et une voix suave vient la distraire.

« Gin tonic pour vous. »

Elle se retourne, voit son verre rempli et le serveur au sourire chaleureux. La jeune femme se dirige aussitôt vers la fenêtre d’un pas hâtif et discret. Aucune trace de la silhouette.

De retour sur le tabouret, elle n’arrive plus à repérer la petite tâche sur le carrelage. Elle sourit à son reflet teinté. Le trio de copines continue avec leurs histoires cocasses. La jeune femme porte le verre à ses lèvres et savoure une gorgée de son gin tonic fraîchement préparé.

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